Pour sa deuxième exposition solo, le photographe montréalais Luc Bertrand nous présente son exposition intitulée Enfance.

Sillonnant les rues de Montréal, Luc Bertrand à l’œil pour saisir des photos de rues qui parfois choquent, surprennent et qui parfois vous font tout simplement mettre un sourire aux lèvres. Lorsque vous regardez des photos de monsieur Bertrand, vous y verrez peut-être une petite touche à la Doisneau, ces photos de nuits ont une inspiration à la Brassaï. Avec cette série Enfance, disons-le, on sent l’amour qu’il a pour la photographe Sabine Weiss!

Pour cette exposition, un total de 14 tirages a été réalisé par les soins et les yeux avertis des techniciens du Laboratoire Boréalis. La sélection des 14 photographies a été fait sous la supervision des photographes Daniel Miller et Nathalie Garceau. Monsieur Jean Lauzon, sémioticien, photographe et essayiste québécois et fondateur du Musée Populaire de la Photographie assure le texte de présentation de l’exposition. Ce texte en question est publié ci-dessous avec la généreuse permission de monsieur Lauzon.

L’exposition aura lieu au Sépia café & Ateliers
4348 rue Clark, Montréal

12 septembre au 19 octobre 2019
Vernissage: Jeudi 12 septembre à 18hr

 

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Site web de Luc Bertrand: Cliquez ici

Luc Bertrand – L’enfance de l’art

« Il éprouva le besoin de regarder la dame encore une fois » […] « Elle tourna la tête au même moment » […] « Vronskï ne la quittait pas des yeux ». C’est de Tolstoï, dans Anna Karénine. Mais c’est également une description pertinente de ce dont certaines prises de vue photographiques sont fabriquées, parmi les mieux réussies. Il s’agit de rencontres, et avant tout d’échanges de regards; chez Tolstoï, cela se situe à une descente de train, en voyage, à l’identique du photographe qui défie objectivement le hasard au gré de ses pérégrinations vagabondes. Une fois le déclic accompli, l’aventure (ce qui advient) peut commencer; fulgurante chez Anna Karénine.

En photographie, le tricotage de liens durant certains échanges de regards peut se voir affubler de la même fulgurance. C’est le cas avec les photographies de Luc Bertrand.

Loin de Hegel, qui voyait dans l’art classique -historiquement après l’art symbolique et avant l’art romantique, où nous sommes toujours empêtrés- une adéquation entre la forme et la matière, ce qui le rendait pour ainsi dire limpide, Muriel Barbery, dans L’élégance du hérisson, par la voie de Renée, nous invite à une réflexion analogue. « Certains formes traversent l’histoire », peut-on y lire. Ou encore ceci : « L’oeil y trouve sans avoir à la chercher une forme qui déclenche la sensation de l’adéquation. » Ce qui jaillit alors est de l’ordre de : «  c’est ainsi que cela devait être déposé ». Nous voici en face du caractère intemporel de la forme adéquate et c’est ainsi qu’il serait mal avisé, à tout le moins déplacé, de qualifier le travail de Luc Bertrand, comme celui de tant d’autres photographes sans domicile fixe, d’inactuel -face, par exemple, aux moult âneries de l’art conceptuel ou aux discours insipides sur la présumée post-photographie-. L’arrêt du temps ne saurait l’être lorsqu’il est question d’éternité dans un regard qui se conjugue toujours au présent.

Renée lisait et appréciait Anna Karénine. Dans L’élégance du hérisson, il en est passablement question et il y est aussi raconté de nombreuses rencontres, des échanges de regards et d’intentions pas toujours bien entendues mais toujours fertiles. Ainsi peut-il en être de la photographie.

Le lecteur minimalement attentif constatera que je suis aussi habité, pour ainsi dire, par une sorte de hasard objectif et qu’entre Tolstoï, Hegel et Renée, il y a, en ce qui nous concerne, adéquation. Mon texte et ce dont je parle fonctionnent en conjonction.

De même en est-il des photographies de Luc Bertrand. Entre ce qui est montré (la photographie) et ce qui est désigné (ce qui a été photographié), il y a congruence, il y a cette idée qualifiée plus haut d’intemporelle –et on retrouvait aussi la même au Moyen Âge, « adaequatio »– que « c’est ainsi que cela devait être déposé ». Luc Bertrand est un vieux classique, pourtant sans âge; j’en suis aussi et c’est sans doute pourquoi je m’y reconnais, notamment dans ses soubresauts d’humanité forte et tranquille chers à l’esprit autant qu’à l’oeil.

Dans cette courte série sur l’enfance, et puisqu’il n’est pas possible ici d’en faire autant d’analyses exhaustives qu’il y a d’images, un dénominateur commun poindra aisément, celui des regards, du photographe vers ses instants de prédilection et aussi dans les images, chez leurs protagonistes bien en chair. Je me contenterai de quelques rapides observations pour chacune des photographies, en souhaitant, naïvement peut-être, que tous et chacun puissent possiblement y trouver le tremplin quelquefois nécessaire à nous expliquer cet émoi à caractère esthétique qui ne pourra manquer de se manifester face à ces photographies. Percepts, concepts et affects travaillent de concert à orchestrer cette expérience esthétique, cet éprouvé du corps, auquel nous convie Luc Bertrand.

Le distributeur.

Une diagonale ascendante, parallèle à l’escalier, un parallélogramme bien assis en califourchon sur l’inscription « Café », le regard pointé vers des cimes prometteurs.

Ce regard d’enfant.

Pourquoi avoir conservé l’inscription « Café » dans le cadrage ? Une sorte d’anarchie ou d’audacieuse contestation en gardant ce mot qui ne saurait être l’objet principal de la photo. On se situe entre l’impératif cher à certains de l’instant décisif et une sorte d’entre deux (instants) cher à d’autres. Et cette diagonale rigide, qui en principe devrait bloquer le passage où l’on accède malgré tout par la foudroyante puissance claire d’un regard flou. Un regard défiant tous les obstacles, quelque peu aidé par la flèche du bas de la photo, à droite, qui nous y dirige aussi. L’inscription «  Café » y a donc sa place.

Jeune fille au ballon.

Une série d’ovales (le zéro à gauche du signe de dollar, le ballon, les bulles, le visage), autant de rimes formelles; et les bulles qui emboîtent le pas au mouvement des cheveux.

Jeune garçon au comptoir.

L’air vague, un ressac de réflexion, intenses regards intérieur et extérieur, celui-ci se dessinant vaguement dans les reflets de la vitrine, bien campé sur ses avant-bras. Un avatar d’Antoine Doisnel des Quatre cent coups de Truffaut.

Jeune fille à la sandwich.

Le regard est dirigé hors-champ; une attente, bien campée à la verticale, la jeune fille étant elle-même en sandwich entre des ouvertures fermées, un cône « orange » et une grille qui normalement freinent la circulation, mais pas celle du regard de notre protagoniste qui s’y faufile allègrement.

Les enfants et les bulles.

La diagonale virtuelle des enfants à gauche qui rime avec celle des bulles en haut à droite. Une fête en soi; et ces autres enfants qui accourent pour y prendre part. Tout bouge ici, comme au cirque.

La cabane à sucre.

Les cheveux qui virevoltent, qui touchent presque à la sève sucrée, autant de courbes sinusoïdales dont l’élégance n’aura d’équivalent que ce que les papilles gustatives pourront goûter au cours des instants suivants.

Canicule.

Une silhouette noire au milieu d’une texture blanche, qui forment un clair contraste entre la chaleur intense du moment et la fraîcheur attendue de l’eau, un jeu auquel d’autres enfants participent. À gauche, on dirait bien un face-à-face (regards) empreint de jolie malice.

Jeunes garçons à la verticale.

Magique cette image (anagramme de magie -en français-). Le V des bras levés qui encadre, qui intègre dans un prolongement virtuel des bras cette ascension partagée vers un bien être tous azimuts.

Jeunes enfants en attente.

Blanc et noir, l’un en position foetale horizontale (diagonale sur l’image), l’autre à la verticale; en attente et encore un regard en hors-champ vers un univers en plein déploiement, un horizon s’attentes comme on lit quelquefois.

Jeune garçon à l’arrosoir.

Certainement incongrue cette image, ubuesque, pataphysique, je n’en sais trop rien. Quoi qu’il en soit, fascinante : notre regard de spectateur s’y enfonce et poursuit sa lancée vers la gauche dans la diagonale formée par le bloc thoracique, vers un hors-champ qui nous indique un ailleurs que même le bec inversé de l’arrosoir semble vouloir indiquer.

Petite famille.

Parlant de regards : le photographe en haut à droite (son reflet); la dame qui regarde vers la jeune enfant, l’homme également et la fillette vers le photographe, autant de vecteurs géométriques virtuels qui font que de notre regard vers cette photographie ne puisse surgir rien d’autre qu’un moment de pur ravissement.

Jeune garçon en triangle.

Entre deux caisses de citrouilles où s’affiche tranquillement une sorte d’abondance, aussi désignée par les sacs de provisions manifestement remplis, voilà qu’apparaît la solidité d’un triangle (que n’aurait pas renié Raphaël) formé par le haut du corps de l’enfant qui oriente son regard vers une minuscule pitance, rien de moins pourtant que le centre du monde à cet instant précis.

Jeune au ballon et fillette au papier.

Surréalisme ici … Ainsi va la vie, quelquefois. Un jeu de ballon, des roues de bicyclette, des ronds de papier, à savoir autant de rimes formelles dont les objets ainsi désignés ont bien peu en commun, mais ils y sont, dans un environnement urbain où un arrêt-stop peut être surmonté d’une flèche, ce signal qui oblige celui ou celle qui regarde à le suivre et à avancer… Une urbanité éclectique, syncrétique en fait, dans tous ses détails, même et surtout les plus incongrus.

Au Moyen Âge, on distinguait, en termes linguistiques et logiques, les catégorèmes des syncatégorèmes, les premiers désignant des choses, les objets du monde et les autres, dans la langue, ce qui permettait de les unir, de les mettre en relation, par exemple les conjonctions. La Renaissance aura insisté sur la présence des objets, notamment avec la perspective linéaire qui permettait de bien les camper dans le monde. Au tournant du vingtième siècle, ce sont plutôt les relations qui ont prévalues, ce que les impressionnistes avaient bien annoncé en s’intéressant à ce qui pouvait se trouver entre les objets plutôt qu’aux objets du monde en soi.

Dans les photographies de Luc Bertrand, ce sont les relations, les rencontres, qui prévalent, dans ce qui convient de nommer l’impermanence et l’importance accordée à l’interdépendance. « Nous ne sommes pas seuls », écrivait Michèle Lalonde.

Luc Bertrand a depuis longtemps dépassé le stade l’enfance de l’art en photographie, le cas échéant cette enfance est rendue à maturité, très peu fréquente en l’occurrence.

Le mot enfant, dans ses racines étymologiques, fait référence à celui qui ne sait pas parler, en latin infans. Les enfants qui nous sont présentés dans cette exposition ne parlent pas, mais font preuve d’une éloquence que devraient envier ceux qui parlent quelquefois trop et qui en fait ne disent rien.

C’est tout le contraire qui s’affirme ici.

Jean Lauzon Ph.D.